» Il y a deux manières de vaincre : celle qui conduit au triomphe et celle qui mène au sacrifice.«
(Jean Van Hamme)
Ultime sacrifice :
On peut se demander pourquoi ce 19 novembre 1968, Modibo Keita s’est rendu à la junte militaire sans riposter. La combativité et la ténacité de ce militant courageux et intransigeant étaient connues : Entré dans le combat politique depuis 1937, alors qu’il était encore très jeune, Modibo Keita n’avait encore jamais baissé les bras devant l’adversité. Par ailleurs, matériellement, bien que les putschistes contrôlaient Bamako, un retournement de situation était bel et bien possible : Le président pouvait compter sur la grande base militaire toute proche de Ségou. Les forces aériennes stationnées au nord du pays pouvaient, elles aussi, assurer une riposte efficace. Modibo Keita pouvait également en appeler au peuple malien car en dépit de la désaffection à l’égard du régime (provoquée par les difficultés économiques et les exactions de la toute puissante « milice populaire ») , une bonne partie de la population (particulièrement, les jeunes) continuait à « aimer » son leader.
LE SERMENT :
« Nous avons fait, à la naissance de l’US-R.D.A, le serment de donner, s’il le fallait, notre vie à notre pays, notre Parti. Il est clair que donner sa vie, c’est aussi, accepter l’ultime sacrifice »
(Modibo Keita)
Même les officiers subalternes, auteurs du coup d’État ne semblaient pas lui en vouloir personnellement : Ils ne réclamaient pas, dans un premier temps, la démission du président mais l’abandon de l’option socialiste. Ce que Modibo refusera : « Le socialisme n’est pas mon choix personnel… C’est au peuple de décider de son option » répondra t-il aux pushistes.
Modibo Keita était un homme désintéressé détaché des choses matérielles. Il ne faisait pas partie de ceux qui veulent se maintenir au pouvoir par tous les moyens. Une riposte au coup d’État du 19 Novembre aurait certainement entraîné une effusion de sang malien. Le président ne l’a pas voulu.
Une mort suspecte
Au lendemain du coup d’État du 19 novembre, Modibo Keita est envoyé au camp de Kidal à près de 1 500 kilomètres de la capitale, dans le nord-est du pays. Dans une zone saharienne au climat particulièrement rude (plus de 50 °C le jour, et moins de 5 °C la nuit).
La junte militaire va alors soumettre le président à un isolement presque total (quatre courriers par an) et va surtout s’employer à le faire oublier. Toute allusion publique aux aspects positifs de son régime était interdite. Mais, le 8 Mai 1977 des Maliens bravant l’autorité militaire défilent à Bamako en scandant « Vive Modibo ». Même en prison Modibo Keita restait donc « dangereux » pour le pouvoir en place.
Une semaine plus tard, le père de la nation malienne mourra en détention dans des conditions obscures :
Ce 16 Mai 1977, ses geôliers lui apportèrent la bouillie de mil qu’il avait réclamée à sa nièce. Dès la première gorgée du plat, Modibo est pris de malaise .
Dans son livre « Ma vie de soldat » le capitaine Soungalo Samaké (1) raconte la scène :
« le soldat qui lui apportait ses repas est venu précipitamment me voir pour dire que Modibo était tombé au pied de son lit. J’ai couru, pour aller dans sa cellule. Il bavait. Je l’ai pris ; j’ai dit au soldat : aide-moi. Nous l’avons couché dans son lit. J’ai pris une serviette pour essuyer la bave. Je lui ai posé la question : qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? Il voulait parler, mais le son ne sortait pas… »
Cliquer pour lire un extrait du livre « Ma vie de soldat »
Extrait du livre du capitaineSoungalo Samaké «MA VIE DE SOLDAT »
Un jour le soldat qui lui apportait ses repas est venu précipitamment me voir pour dire que Modibo était tombé au pied de son lit. J’ai couru, pour aller dans sa cellule. Il bavait. Je l’ai pris; j’ai dit au soldat :« aide-moi. Nous l’avons couché dans son lit ». J’ai pris une serviette pour essuyer la bave. Je lui ai posé la question: « qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? » Il voulait parler mais le son ne sortait pas. J’ai fait appeler l’infirmier-major et je lui ai posé la question : – Modibo a-t-il été soigné ce matin ? – Oui – A quelle heure? – A dix heures – Qui a fait la prescription? – C’est le Dr Faran Samaké – Qui a fait le traitement? – C’est moi. Je suis monté au Point G pour voir le Dr Faran. Il dormait. J’ai frappé à sa porte; j’ai dit : “le cas de Modibo est très grave. L’infirmier major m’a dit que vous avez prescrit le traitement ce matin.” Je lui ai posé la question : « vous avez vu Modibo aujourd’hui ? » – Oui. – Bon allons-y. Ça ne va pas chez lui. – Tu peux partir. Je te suis. – Pas question. Nous allons ensemble. Quand nous sommes arrivés au camp et qu’il a vu Modibo il a dit : « je vais demander au Président Moussa Traoré l’autorisation de l’hospitaliser ». – Non! Vous l’hospitalisez et je rends compte. – Bon je vais à l’Hôpital Gabriel Touré pour préparer une salle d’hospitalisation et je vous téléphone parce qu’on ne peut pas l’emmener comme ça. – Bon, il faut faire vite. Vous ne faites pas les premiers soins ? – Non, ce n’est pas la peine. Je me suis assis sur le lit. J’ai posé la tête de Modibo sur mes jambes. J’ai pris une serviette et je me suis mis à essuyer la bave. J’ai Continué à lui poser la question: « qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? » Le son ne sortait toujours pas. Au bout d’un moment, la tête a fléchi en arrière. J’ai compris qu’il était mort. J’ai rejoint Faran à Gabriel Touré et je lui ai demandé: « la salle est prête? » – Non! Pas encore – Ce n’est pas la peine, il est mort. De là nous sommes revenus ensemble à la Compagnie para. J’ai téléphoné à Tiékoro Bagayogo, le Directeur des Services de Sécurité qui nous a rejoints. J’ai aussi rendu compte à Kissima Doukara qui est également venu. Kissima nous a quittés en disant qu’il va rendre compte au Président Moussa Traoré. J’ai dit à Kissima : “toi et moi, dans cette affaire, nous nous en sortirons difficilement. Il faut tout faire pour qu’on procède à l’autopsie. Il faut qu’on sache de quoi il est mort”. Kissima a échangé avec Tiékoro qui me dit : « tu dis de faire l’autopsie? Est-ce que c’est une bonne chose?« – « C’est une bonne chose oui, c’est pourquoi je le dis. Si on fait l’autopsie, on saura de quoi il est mort et c’est bon. Si on ne le fait pas, toutes les spéculations seront possibles.« – « On va appeler ses parents; s’ils demandent l’autopsie on la fera; dans le cas contraire, on leur donnera simplement le corps.« On l’a transporté au Point G. On a fait venir son frère médecin Mallé Kéita à qui Tiékoro a dit : “votre frère est mort. Il faut faire l’autopsie pour savoir de quoi il est mort. Si vous ne pouvez pas le faire vous-même, vous pourrez faire appel à n’importe quel spécialiste même si c’est un étranger. Ce sont des instructions données par le Président ». Il a répondu : – » Je ne ferai pas ça sur le corps de mon frère !« Il a tourné le dos et il est sorti. Au retour au camp para, j’ai pris le cahier qui était au chevet de Modibo et qui me compromettait car, tous les cadeaux qu’on lui faisait et tous les visiteurs qu’il recevait y étaient mentionnés. Il y était écrit qu’il me considérait comme son propre fils et il avait noté tout ce que j’avais fait pour lui. A la dernière page, il avait écrit : « si je meurs, mon testament se trouve dans la housse de mon transistor ». Automatiquement, j’ai déposé le cahier; j’ai pris le transistor. J’ai vu le testament, je l’ai lu. C’était intelligemment écrit. Je l’ai remis à Tiékoro qui l’a donné à Moussa Traoré. On m’a dit de remettre le corps à ses parents. J’ai dit qu’il faut faire attention car Modibo est très populaire. Ils m’ont dit que non, il suffit de remettre le corps et de diffuser un communiqué annonçant sa mort. C’est tout. Ils ont vu ; il y avait tellement de monde aux funérailles que le cimetière était rempli alors que le cortège qui s’étirait jusqu’au domicile de ses parents n’avait pas encore fini de recevoir tous ceux qui voulaient le rejoindre. Le corps était arrivé au cimetière alors que certains étaient encore assis à Ouolofobougou et ne le savaient pas! La police a été débordée ! Les élèves ont dit qu’il fallait aller donner le corps à ceux qui ont tué Modibo. Il a fallu encore faire recours à Soungalo Samaké et aux parachutistes pour empêcher la foule d’aller au siège du comité et pour diriger le cortège funèbre sur le cimetière. Après les funérailles, on a pris certains de ceux qui ont participé à l’enterrement; on les a amenés au camp para et on m’a dit de les corriger. Aussi, quand après mon arrestation on m’a demandé de quoi Modibo est mort, j’ai dit que je n’en savais rien puisqu’on n’a pas fait l’autopsie. Auparavant, le Docteur Faran Samaké est venu me voir pour me dire : – « je suis le médecin de la commission d’enquête. L’accident que tu as fait t’a fait perdre la moitié de la cervelle. Les clichés sont là. Donc tu diras simplement que tu n’étais pas conscient de ce que tu as fait. On t’hospitalisera au Point G et au bout de deux mois, on te relaxera. -Faran, regarde moi bien. Je suis un officier, j’ai assumé de hautes responsabilités. Devant la mort, tu veux que je me fasse passer pour fou ? A ma sortie, comment je vais pouvoir regarder les gens? Je refuse! Je vais au poteau. Après cela, ma femme Saly est venue me voir pour me dire que Faran a pris contact avec elle pour lui dire que j’ai refusé d’être libéré. Je lui ai dit: ce n’est pas la peine. Allez vous marier; je refuse, je vais au poteau. Faran a cru que j’allais parler. J’ai appris plus tard sa mort. Je ne sais pas comment cela s’est passé mais voilà ce que je sais de la mort du Président Modibo Kéita.
Modibo Keita mourra quelques instants après ce malaise. Il avait reçu auparavant, une piqûre prescrite par le médecin Faran Samaké. La gorge enflammée du président tendrait à accréditer la thèse de l’empoisonnement ; Mais, les proches de la victime croient plutôt à celle de l’injection mortelle. Saurons-nous un jour la vérité ? Le Docteur Faran Samaké (responsable de la piqûre) ne pourra plus témoigner : il se suicidera en 1978 emportant son secret dans sa tombe.
Le peuple malien apprendra la mort du leader charismatique par un communiqué laconique du pouvoir militaire : « Modibo Keita, ancien instituteur à la retraite est décédé des suites d’un œdème aigu des poumons. » Ce communiqué qui fournit une explication, cliniquement contestable, de la cause de la mort du président, provoqua le courroux d’un grand nombre de malien. En colère, une foule immense (convaincue que Modibo Keita a bien été assassiné) organise spontanément les funérailles du président légitime.
Comme on l’a fait avec beaucoup de martyrs des indépendances africaines, le pouvoir militaire espérait enterrer Modibo Keita dans la plus grande discrétion, sinon dans le calme : « On m’a dit de remettre le corps à ses parents. J’ai dit qu’il faut faire attention car Modibo est très populaire. Ils m’ont dit que non, qu’il suffit de remettre le corps et de diffuser un communiqué annonçant sa mort. Et que c’est tout. » Raconte le capitaine Samaké. Comment pouvaient-ils espérer pouvoir faire passer la mort d’un homme comme Modibo Keita pour celle d’un homme ordinaire ? Ils auraient dû écouter le capitaine Samaké qui poursuit : « Ils ont vu ; il y avait tellement de monde aux funérailles que le cimetière était rempli alors que le cortège qui s’étirait jusqu’au domicile de ses parents n’avait pas encore fini de recevoir tous ceux qui voulaient le rejoindre. Le corps était arrivé au cimetière alors que certains étaient encore assis à Ouolofobougou et ne le savaient pas! La police a été débordée ! Les élèves ont dit qu’il fallait aller donner le corps à ceux qui ont tué Modibo. Il a fallu encore avoir recours à Soungalo et aux parachutistes pour empêcher la foule d’aller au siège du comité militaire et pour diriger le cortège funèbre sur le cimetière »
Le régime militaire procédera à de nombreuses arrestations parmi les personnes venues participer à l’enterrement : « Après les funérailles, on a pris certains de ceux qui ont participé à l’enterrement. On les a amenés au Camp para et on m’a dit de les corriger » écrit le capitaine Soungalo Samaké.
Mais qu’importe la répression militaire, la détermination de la foule semblait inébranlable comme le rapporte un témoin de l’enterrement : « ce jour-là, rien ne pouvait contenir la foule tant le nombre était élevé et tant les gens étaient déterminés à affronter même le diable ». Ce jour-là, contrairement aux coutumes maliennes, les femmes ont pénétré dans l’enceinte du cimetière.
La vive réaction, spontanée, de la jeunesse malienne à la mort de Modibo Keita démontre que ce dernier n’a pas prêché dans le désert et que son message est passé à la prospérité.
Note de renvoi : (1) : Le capitaine Soungalo Samaké a été, durant les années 1968 à 1978, une des personnalités militaires les plus en vue du fait du rôle qu’il a joué dans l’exécution du coup d’Etat contre Modibo Keita, et surtout des activités de la Compagnie de commandos parachutistes de Djikoroni qu’il commandait. En effet le camp para de Djicoroni était le lieu de détention de tous ceux (civils ou militaires), qui ont eu maille à partir avec le régime militaire durant sa première dizaine d’années d’existence.